vendredi 18 septembre 2015

et puis non

Jean Dubuffet, portrait, 1947



chapitre XXV

1.
Pendant deux jours je passe mon temps à examiner de la documentation sur les imams salafistes en France : Rachid Abou Houdayfa, imam de la mosquée de Brest ; Nader Abou Anas, conférencier à la mosquée Al Imane du Bourget ; Mehdi Kabir, imam à la mosquée de Villiers-sur-Marne ; Hatim Abou Abdillah, imam à la mosquée de Maisons-Alfort.
Imprécations, imprécations les oreilles m’en sifflent et mon esprit demande grâce.
Je m’accorde donc un répit et lis une page de Montaigne, livre III, chapitre XI, « Des Boyteux ». Comment penser. Comment exprimer sa pensée. Chez Montaigne c’est l’antidote absolu de la vocifération. Que sais-je ?
(…) tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance.
Nous parlons de toutes choses par precepte et resolution [= dans une forme impérative et dogmatique (Villey)].
On me fait hayr les choses vray-semblables quand on me les plante comme infaillibles.
J’ayme les mots qui amolissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’aventure (=peut-être), Aucunement, On dit, Je pense, et semblables.
Et si j’eusse à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, enquesteuse, non resolutive [= qui s’enquiert, qui ne décide pas (Villey)] : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas, Il pourrait estre, Est-il vray ? qu’ils eussent plustot gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de representer les docteurs à dix ans, comme ils font.
L’admiration [= étonnement] est le fondement de toute philosophie, l’inquisition [= l’enquête, la recherche] le progrez, l’ignorance le bout.
(…) ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science.

2.
Le 12 février 1940, à Berlin, Joseph Goebbels regarde « Blanche-Neige » de Disney, une grandiose création artistique, écrit-il, un conte de fée pour adultes, élaborée jusque dans le moindre détail, et conçu avec un grand amour pour l’humanité et la nature.

3.
Se souvenir soudain d’un lieu, dans une sorte de déchirement, lieu loin d’ici, lieu ailleurs, lieu où on a vécu quelques jours, quelques semaines, lieu qui fait partie de mon histoire, misérable, pathétique & insignifiante histoire, mais c’est tout ce que j’ai.
Une nostalgie vertigineuse, comme si on était déjà sur l’autre Rive, comme si ce lieu était à jamais hors de portée.

 4.
Le doux Jésus qui avait fait venir à lui les enfants déclara : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point, car le Royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent (Luc 18,16) mais dans l’Apocalypse, très fâché contre la prophétesse Jézabel, il oublia son affection pour les petits, et pour punir sa rivale, il assassina ses enfants : et ses enfants, je vais les frapper de mort : ainsi toutes les Églises sauront que c’est moi qui sonde les reins et les cœurs (Apocalypse 2,23)

5.
Une des paroles les plus terribles du XXe siècle : Wollt ihr den totalen Krieg ? Goebbels, le 18 février 1943 au Sportpalast de Berlin, et une foule immense qui crie : Jaaaaaa ! Pendant que, une à une, le Bombenkrieg détruit les villes allemandes.

6.
Mon plaisir de voyager, ce n’était pas tellement collectionner des lieux nouveaux mais plutôt retourner où j’avais déjà été. Exaltation presque douloureuse de retrouver des endroits du passé. Sorte de jeu existentiel avec le temps & l’espace : le lieu a continué à exister pendant mon absence et si j’étais mort entretemps, ce lieu n’en aurait en rien été affecté. Si je reviens, c’est que j’ai continué à exister.
Jeu avec la mort. Je me suis, littéralement joué de la mort.

7.
Lieux du bonheur. Lieux où on a été avec l’aimée. Y retourner sans elle. Parce qu’elle est morte. Ou parce qu’elle est partie sur un autre continent.
Aller s’asseoir sur un banc au bord de la mer où on était assis ensemble. Maudit banc. Maudite mer. Et puis non, c’étaient des moments bénis à jamais, arrête de gémir.
Il y a des lieux aussi où je ne suis jamais retourné.

8.
A la fin de « 37’2 le matin », après trois heures de film, avant-dernière séquence : il regarde des photos, elle et lui, deux polaroïds, ils sourient, maintenant elle est morte. Dernière séquence : il est assis à la table de la cuisine, la nuit ; une chatte blanche s’est installée, immobile, à un coin de la table ; elle dit : t’es en train d’écrire ? il répond : je réfléchissais… et continue à écrire. Fin du film.

9.
Quand la tristesse risque de t’engloutir d’une façon un peu trop alarmante, tu peux toujours essayer de faire comme le noyé : te laisser aller jusqu’au fond, pour prendre appui, et par effet de ressort remonter à la surface. Et respirer de nouveau.

10.
Sorte d’ankylose du cœur où je me trouve engoncé. Paralysie des sentiments. Je m’immunise, me neutralise : ne plus sentir, puisque sentir ferait mal.
Les souvenirs, naguère si vivaces, se figent, transis, dans la congélation.
Les mots qui tentent encore, en permanence, de surgir, je les réprime sèchement, radicalement.
Je fais silence.


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
inédit



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