jeudi 1 octobre 2015

potachement

dessin Antonio Saura



chapitre XXXIII

1.
Le reste de ma vie, je vais sans doute le passer à comprendre ça : ce qui arrive quand arrive l’amour, et corollairement peut-être aussi, dans l’hypothèse où il me sera accordé encore un petit rabiot de temps, considérant l’âge de soixante et treize que j’ai présentement fini par hautement atteindre, ce qui se passe quand l’amour passe & s’en va — et je me comporte comme si j’étais le premier à devoir examiner ce sujet, et n’en suis toujours, potachement, que dans les tout premiers prolégomènes.

2.
L’incommensurable sublime leurre de l’amour auquel on est livré vendu bradé cédé soldé soumis exposé aliéné abandonné, corps & âme.


3.
Se présente tel ou tel sujet, et je me dis qu’il faudrait le mettre en mots. Corvée. Je temporise, laisse macérer. Écris autre chose, et ça se met en mots tout seul, sans que j’aie à me tourmenter.

De temps en temps c’est un sujet imposé, texte commandé, et le délai approche, le délai arrive, le délai est là, le délai passe, le délai est dépassé, malaise & pression, j’espère qu’on me laissera encore un peu de temps, je vais m’y mettre, promis, bientôt, et je ne m’y mets pas, quand j’écris, j’écris autre chose, j’ai très envie, j’ai besoin d’écrire autre chose, je n’ai jamais manqué d’inspiration, l’urgence d’avoir à écrire ceci m’inspire à écrire cela, et ça coule de source, les mots viennent, se mettent en rang sur la page, la pointe de ma plume, tranquillement, trace les phrases, un vrai plaisir.

4.
Ma planche « De senectute » doit être reconstituée, Powys Améry Detembel, puisque de l’extérieur me parvient l’opinion que je commence à me faire vieux, chose que jusque là je ne voulais pas vraiment admettre. Puis soudain je me souviens que l’amante, il y a quelque temps, avait dit : Tu vas devenir vieux, et un jour tu ne pourras plus. Elle avait dit cela en souriant, elle était dans mes bras, nue. Je pense, aujourd’hui, qu’elle commençait déjà à me désaimer.

5.
Emploi spécial du verbe pouvoir, verbe attributif sans attribut : tu ne pourras plus… Le « Trésor de la langue française », dans l’entrée longue & bien fournie de ‘pouvoir’ ne connaît pas ce sens de la puissance mâle de bander.

Mon « Littré », à ce propos, je ne peux pas le consulter, les quelque vingt volumes ont cramé. Mon « Grand Robert » non plus, les quatre rouges volumes sont partis en fumée.

6.
Situations où l’amant dit : Je ne peux pas. C’est arrivé deux ou trois fois sur cent. Moments spéciaux, émouvants. Moments romanesques, faudrait les mettre dans un roman. Plusieurs pages.

7.
Un tel danger de tomber dans le cynisme & l’amertume, faut résister.

8.
Belle journée d’automne, d’une infinie douceur & mélancolie, froide mais tout ensoleillée, avec ciel bleu légèrement atténué par un voile diaphane d’humidité, une de ces journées dont parle Sin Ki Tsi dans son poème où il dit qu’à l’âge qu’il a, il ne verse plus, comme dans sa jeunesse, de l’amertume dans ses vers, mais accueille, résigné et reconnaissant, ce qui vient. Je roule sur l’autoroute, perdu dans mes songeries quand je vois soudain apparaître le panneau avec la flèche qui indique la sortie vers la localité où habite celle que j’aime, chez elle aussi il y a maintenant ce bel automne, peut-être qu’elle est en train de regarder par la fenêtre ce même ciel que moi, mais je continue à rouler tout droit, elle n’aurait aucun plaisir à me voir, elle m’a assez vu.

9.
Dans les « Essais » je relis le chapitre sur la mort (I,20), que j’ai lu pour la première fois en 1959, j’avais dix-sept ans, relu quinze ou vingt fois depuis, je le relis comme si je le lisais pour la première fois ; mon édition Garnier, en trois volumes, couverture jaune pâle, n’existe plus, elle a été détruite, je relis dans le volume rouge édité par Villey, mes trois volumes rouges Villey, achetés à Marseille en 1999, ont disparu aussi, j’ai racheté Villey, en un volume, 1400 pages.

Il écrit : Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie; c'est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie c'est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n'estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement.

Il écrit : Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce que d'icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est origine d'une autre vie. Ainsi pleurasmes-nous: ainsi nous cousta-il d'entrer en cette-cy: ainsi nous despouillasmes-nous de nostre ancien voile, en y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'une fois. Est ce raison de craindre si long temps chose de si brief temps! Le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n'est point aux choses qui ne sont plus.  Aristote dit qu'il y a des petites bestes sur la riviere de Hypanis, qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se moque de voir mettre en consideration d'heur ou de malheur ce moment de durée? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l'eternité, ou encores à la durée des montagnes, des rivieres, des estoiles, des arbres, et mesmes d'aucuns animaux, n'est pas moins ridicule.

Ces deux passages sont des ajouts qu’il griffonne à la marge du Premier livre, peu de temps avant sa mort ; ils ne paraîtront que dans l’édition posthume de 1595.

10.

S’entendre dire ‘je t’aime’ par quelqu’un qu’on n’aime plus, c’est une épreuve passablement scabreuse, contre laquelle on a, en vain jusqu’ici, cherché des remèdes, cérébraux autant que pharmacologiques. Charles-Albert Bellavicqua, Traité élémentaire de psychologie positive, Lausanne, 1921, p. 487


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS



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