vendredi 4 novembre 2016

il aurait phallu

artiste hélas non identifié



Sur la plus haute branche


Le matin sur la plus haute branche du cerisier : un merle & deux mésanges, le merle n’est pas très content qu’ils soient là et finit par les chasser.

Une sorte de voile blanc sur la prairie, difficile de savoir, vu d’ici, si c’est une rosée abondante ou du givre. ♣ Pour ceux qui dormaient dehors, sous les bouleaux nus, par une nuit pareille, c’était l’enfer. ♣ Trois heures plus tard, je regarde par la fenêtre – et le merle est toujours là, sur la plus haute branche ; et le blanc des fleurs est tout près d’éclater, encore un jour ou deux. ♣ Pêcheur qui se prélasse dans sa barque à l’ombre des bambous, il a les yeux clos, sa tête repose sur ses bras, il tient l’aviron, dessin de Ma Yuan, mort en 1230 à quarante ans, – faudrait écrire la biographie de ce pêcheur, quinquagénaire ou sexagénaire, que se passe-t-il dans sa vie, plus rien, mais il s’est passé plein de choses, que faut-il retenir ? Nous sommes au XIIIe siècle, c’était la semaine dernière. Il a barbe et ventre rond. Il respire. Il somnole. Ne rêve pas. Ne rêve à rien. Hume la senteur de l’eau. La pêche ne l’intéresse pas. Il ne rentre jamais avec le moindre poisson. Et les poissons le savent. C’est le matin encore, le soleil chauffe assez, la somnolence fait du bien, je n’ai pas de courses à faire, pas de rendez-vous à honorer, on ne m’attend pas, on ne sait pas que je suis parti sur ma barque, on ne s’inquiète pas, je ne m’inquiète pas, je somnole, la barque tangue, les poissons fredonnent d’aise, autrefois assurément j’étais poisson, ou canard, ou pie, je ne sais plus, ça ne m’intéresse pas, j’ouvre un œil, juste au moment où passe une libellule, et je referme l’œil, je somnole, sous mon gros manteau je suis nu, l’étoffe rugueuse me chatouille la peau, entre mes jambes je sens ma bonne bite et mes bonnes couilles, ma bite de temps en temps se dresse, j’ouvre le manteau pour lui faire de la place, je la décoince, je la prends dans ma main, toute molle et chaude, comme un jeune animal, elle aime ça, se dresse, je la regarde, ça m’attendrit, c’est une journée comme toutes les autres sans histoire, sans histoires, sans fin ni commencement, les poissons fredonnent, les libellules caracolent, parfois une grosse mouche, c’est tout, c’est Ma Yuan qui m’a dessiné, ça me plaît, les choses étant ce qu’elles sont, comment un individu doit-il vivre ? se demande Annie Dillard, mon cœur, pour le moment, il marche, il a toujours marché, je respire, je vais bien, ne me fais pas trop de mauvais sang, le cours de choses court sa course, imperceptiblement,  peut-être que plus loin dans le sud il y a la grande famine, on n’en sait rien ici, je ne prends pas de poisson, je m’en fous des poissons, la libellule qui passe de temps en temps, c’est toujours la même, je la reconnais, et elle me reconnaît sans doute, elle s’amuse et me nargue, elle n’a pas beaucoup de cervelle. ♣ Puis c’est un autre jour – et le merle, il est là, à son poste, sur la plus haute branche du cerisier. Je suis là – le merle est là, c’est comme ça qu’il faut dire. ♣ J’écris Phalludes, c’est tout ce que je sais faire, les lapsus, ça se décide, savoir comment, je continue à écrire. ♣ Qu’à la faveur de ton cambrement je te mette le pivot – et la terre tournera autour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Puis c’est un autre jour. ♣ Et le merle est là, sur la plus haute branche. ♣ L’ai-je dit, ça, que le merle était là, sur la plus haute branche ? ♣ Faudra qu’un jour j’en parle, du merle. ♣ J’oublie ce que j’ai dit hier, il aurait phallu le noter, je ne sais plus quand c’était hier. ♣ Ce matin le merle était là, sur la plus haute branche, salut le merle, je suis là. ♣ Puis c’est un autre jour – et ainsi de suite. ♣ Puis c’est un autre jour, et je retourne voir la peinture de Ma Yuan ; les collectionneurs successifs (dont quelques impériaux) y ont apposé leur sceau rouge cinabre, et de même quelques admirateurs de passage – puis moi aussi j’y mets la date, ma date, mes dates. ♣ Ma Yuan, ses arrière-grand-père, grand-père, père, oncles, neveux, frères, fils ont été peintres. ♣ Le merle craint la pie – et les mésanges ont peur du merle, et c’est le soir d’un autre jour, et le merle n’est pas sur la plus haute branche. Dommage, je lui aurais fait signe.


Smoky
éditions Le Temps qu'il fait, 2003






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire